
En ce 7 mai, la chapelle Sixtine se ferme lentement derrière les pas des 133 cardinaux électeurs. L’expression latine « Extra omnes » — « tous dehors » — est prononcée par le maître des célébrations liturgiques pontificales. Cette injonction, brève et solennelle, fait évacuer la chapelle de toute personne non essentielle. Ne demeurent alors que les cardinaux, appelés à exercer l’un des actes les plus solennels de leur ministère : élire le nouveau pontife romain.
L’entrée en conclave ne ressemble à rien d’autre. Elle conjugue mysticisme, rituel, hiérarchie et recueillement. Les cardinaux, vêtus de leur soutane rouge, prennent place dans la chapelle décorée des fresques monumentales de Michel-Ange. Ce décor, l’un des plus majestueux du monde chrétien, ajoute une dimension presque surnaturelle à l’événement.
Un serment est prononcé par chaque cardinal, individuellement : il jure de respecter le secret du conclave, de ne favoriser aucune influence extérieure, et de voter selon sa conscience et ce qu’il croit être la volonté divine. Une fois ce serment achevé, la lourde porte en bois se referme. Le conclave commence.
Le décor sacré : la chapelle Sixtine et ses murmures
Dès que le conclave est officiellement lancé, la chapelle Sixtine cesse d’être un musée ou un symbole de la Renaissance. Elle devient un sanctuaire fermé au monde, hors du temps. Le silence, tant physique que spirituel, y règne. Aucun bruit ne vient troubler les lieux, à l’exception des pas feutrés, des prières murmurées et des soupirs d’hommes investis d’une mission qui les dépasse.
La chapelle Sixtine impressionne tant par ses dimensions que par sa symbolique. Longue de 40 mètres, large de 13, et haute de plus de 20, elle est construite selon les proportions du Temple de Salomon, ce qui n’est pas un hasard. Elle représente non seulement la beauté divine mais aussi la continuité d’une foi enracinée dans l’histoire biblique. Les murs sont couverts de fresques illustrant la vie de Moïse et celle du Christ. Mais c’est surtout le plafond, chef-d’œuvre de Michel-Ange, qui fascine : neuf scènes de la Genèse culminant dans la célèbre Création d’Adam, où deux doigts se touchent sans se rejoindre, suspendus dans l’éternité.
Sous ce plafond, les cardinaux prennent place selon un protocole rigoureux. Leurs tables sont recouvertes de velours rouge, alignées sur les côtés de la chapelle en forme de fer à cheval. Sur chaque pupitre : une Bible, des documents liturgiques et une plume. L’autel reste central, surélevé, témoin discret mais fondamental de ce qui se joue ici. Tout est disposé pour le recueillement, la réflexion, la prière.
Le dispositif logistique est impressionnant. Les cardinaux logent non loin, dans la Domus Sanctae Marthae, une résidence moderne et sobre à l’intérieur du Vatican.
Ils ne peuvent en sortir, n’ont pas accès aux médias, aux téléphones ou à Internet. Ils ne peuvent recevoir ni courrier, ni visiteurs. Les accès sont étroitement surveillés par la Garde suisse et la Gendarmerie vaticane. Aucun contact avec l’extérieur n’est toléré, afin d’éviter toute pression ou manipulation.
Chaque jour, les cardinaux quittent leur résidence en silence, encadrés par des gardes suisses en grande tenue. Ils traversent les jardins du Vatican, empruntent un passage discret menant à la chapelle. Ce trajet, bien que court, est empreint de gravité. Il devient un rituel intérieur autant qu’un déplacement physique. Chaque pas est un pas vers le discernement.
Deux fois par jour, ils se rendent à la chapelle Sixtine : le matin pour deux scrutins, l’après-midi pour deux autres. À leur arrivée, ils récitent des prières communes. Puis chacun rejoint sa place. Le silence reprend ses droits. L’Église veut garantir l’indépendance absolue du choix et sa conformité au droit canon. Mais elle veut aussi, dans ce silence, laisser une place à l’Esprit Saint.
La chapelle est climatisée, protégée, insonorisée. Des dispositifs électroniques sont déployés pour détecter tout appareil d’écoute ou de communication non autorisé. Les poêles destinés à brûler les bulletins sont préparés avec soin. Les personnes présentes — le personnel médical, les servants d’autel, les secrétaires — ont également prêté serment de confidentialité. Rien ne doit filtrer. Tout est sacré.
Le premier vote : entre pressentiment, prudence et foi
Lorsque le conclave s’ouvre, une question essentielle pèse dans chaque cœur : qui sera choisi pour porter le poids de la barque de Pierre ? Le premier scrutin, généralement tenu dans l’après-midi du premier jour, ne vise pas à élire immédiatement un pape. Il sert plutôt de thermomètre spirituel, une manière pour les cardinaux de sonder l’assemblée, de discerner les premières tendances, parfois même de tester l’inspiration qui pourrait naître au fil des scrutins.
Chaque cardinal reçoit une feuille rectangulaire, soigneusement préparée, sur laquelle il doit inscrire de sa main le nom de celui qu’il juge, en conscience, le plus apte à devenir pontife. L’acte d’écrire ce nom est plus qu’un geste : c’est une prière silencieuse. Nul ne peut voter pour lui-même, règle inscrite dans le droit canon et respectée scrupuleusement. L’encre, le papier, le silence : tout est cérémonie.
Une fois le nom inscrit, le bulletin est plié deux fois puis porté à l’urne, placée sur l’autel, dans un geste solennel. Le cardinal approche, élève son bulletin entre le pouce et l’index, prononce à voix basse une formule de serment — « Testor Christum Dominum qui me iudicaturus est… » — affirmant agir selon sa conscience devant Dieu, puis dépose le bulletin. Chacun passe ainsi, dans un ordre précis, contribuant à ce rituel unique.
Trois scrutateurs, tirés au sort parmi les cardinaux, sont chargés de recueillir, compter et consigner les votes. Ils ouvrent chaque bulletin, lisent le nom à voix basse, le copient sur une liste, et percent le bulletin avec une aiguille enfilée sur un fil. Une fois tous les bulletins lus, ils les comptent à nouveau pour s’assurer qu’il n’en manque aucun. Le tout est méticuleusement noté.
L’objectif n’est pas seulement de désigner un pape, mais de reconnaître celui qui semble susciter l’adhésion d’une majorité qualifiée. Le chiffre requis est strict : deux tiers des voix. Avec 120 électeurs, cela signifie 80 voix minimum. Mais rarement, ce chiffre est atteint lors du premier scrutin. On observe alors les noms les plus cités, les regroupements d’idées, les éventuels « papabili » qui émergent du brouillard initial.
Ce premier vote, pourtant, a une fonction plus profonde encore : il fait tomber la tension, il rend le processus réel. Les cardinaux se regardent autrement après avoir voté. Ils savent que le chemin sera long, peut-être ardu. Ils se préparent intérieurement à être surpris, à revoir leurs préférences, à se laisser guider par une dynamique qui n’est pas toujours logique ni prévisible.
Ce n’est qu’un début. Mais ce début engage déjà tout l’avenir de l’Église.
L’évolution d’un choix : manœuvres discrètes et prières ferventes
Entre les scrutins, les cardinaux disposent de moments de pause à la Domus Sanctae Marthae. Là, des discussions peuvent avoir lieu, toujours discrètes, souvent en petits groupes. Certains cardinaux plus influents jouent alors un rôle de pivot. Ils peuvent faire circuler des suggestions, tempérer des enthousiasmes, ou au contraire réorienter les soutiens.
Mais il serait faux de croire à une pure stratégie politique. Le poids de la responsabilité est si lourd que la plupart des électeurs confessent leur trouble. Les votes se succèdent, chacun mûrissant sa décision. Des figures émergent. Des alliances se tissent. Des noms se retirent. Parfois, des surprises surgissent, notamment si un cardinal se montre plus rassembleur que prévu ou porte une voix inattendue.
Il arrive aussi que des scrutins n’aboutissent à aucun progrès. Dans ces cas, l’ambiance peut devenir pesante. Certains cardinaux prient à voix haute ou se retirent longuement dans leur chambre pour méditer. L’élection devient alors un acte de foi, dans tous les sens du terme.
La fumée : messagère silencieuse du secret
Après chaque tour de scrutin, les bulletins sont brûlés dans un poêle installé dans la chapelle. Un dispositif chimique permet de colorer la fumée : noire si aucun pape n’a été élu, blanche si un nom a obtenu la majorité des deux tiers. C’est ce signe que guettent les foules sur la place Saint-Pierre.
L’attente de la fumée est un rituel en soi. Des milliers de pèlerins rassemblés sur la place lèvent les yeux vers la cheminée de la chapelle. Parfois, des cris s’élèvent trop tôt, quand la fumée est grisâtre. Le suspense est palpable.
Le choix accepté : la naissance d’un pontificat
Lorsqu’un cardinal obtient les deux tiers des voix requises — soit au moins 80 suffrages sur les 120 électeurs — l’atmosphère dans la chapelle Sixtine se transforme. Un frisson parcourt l’assemblée, un silence se fait encore plus dense. Les regards convergent, parfois émus, parfois encore surpris. Le nom qui vient d’unir une majorité est bien plus qu’un choix humain : pour les cardinaux, c’est la manifestation de la volonté divine.
Le cardinal doyen ou, en son absence, le plus ancien parmi les électeurs, s’approche alors du cardinal élu. Ce dernier ne sait pas encore officiellement qu’il a été choisi. Le doyen s’incline et lui pose la question rituelle : « Acceptasne electionem de te canonice factam in Summum Pontificem ? » — Acceptez-vous votre élection canonique comme souverain pontife ?
Le silence est souvent long. Certains élus fondent en larmes. On dit que le cardinal Luciani, futur Jean-Paul Ier, fut si bouleversé qu’il ne put répondre immédiatement. Jean-Paul II, lui, resta longuement silencieux avant de prononcer un simple « J’accepte ».
Mais ce n’est pas encore terminé. Le cardinal doyen lui pose alors une seconde question : « Quo nomine vis vocari ? » — Quel nom souhaitez-vous porter ? Ce moment est tout aussi symbolique que le précédent. Choisir un nom de règne, c’est envoyer un signal théologique, pastoral et historique. François, en 2013, en choisissant ce nom pour la première fois dans l’histoire, marquait une rupture claire avec la tradition curiale, affirmant son ancrage dans l’humilité et l’engagement pour les pauvres, à l’image de saint François d’Assise.
Dès cet instant, l’élu devient officiellement pape. Il est conduit dans une pièce attenante appelée la « Salle des larmes » — une petite pièce modeste, sans faste, mais emplie d’émotion. Ce surnom n’est pas anodin : plusieurs papes s’y sont laissés aller aux larmes, bouleversés par le fardeau immense qui venait de leur être confié. Il y trouve la soutane blanche, préparée à l’avance en plusieurs tailles par le tailleur pontifical. Il y enfile également la calotte blanche et le camail. La métamorphose symbolique s’opère : l’homme devient pasteur universel.
Dans cette salle, il prie. Il médite. Il prend quelques minutes pour lui, seul avec Dieu, dans un silence plus éloquent que tous les discours. Il sait que bientôt, il apparaîtra devant des milliers de fidèles, et que son visage, son nom et ses mots entreront dans l’Histoire.
Ensuite, les cérémoniaires lui présentent également la ceinture blanche, les chaussures rouges traditionnelles (symbole du sang des martyrs), et l’anneau du pêcheur, qui lui sera officiellement remis lors de la messe d’inauguration du pontificat. L’émotion demeure palpable à chaque étape.
Enfin, escorté par le maître des célébrations liturgiques et quelques cardinaux, le nouveau pape quitte la salle des larmes et rejoint une antichambre donnant sur la loggia centrale de la basilique Saint-Pierre. Il est désormais prêt à se présenter au monde.
L’annonce solennelle : Habemus Papam
À ses côtés, le cardinal protodiacre et quelques membres de la Maison pontificale l’accompagnent. Derrière les lourds rideaux rouges, la place Saint-Pierre bruisse d’attente. Des milliers de fidèles rassemblés depuis l’aube scrutent la loggia. Les téléphones sont levés, les caméras des chaînes du monde entier captent chaque frémissement du rideau.
Le cardinal protodiacre s’avance enfin. En habits solennels, il s’arrête devant les balustrades et, dans un silence lourd de sens, il proclame la phrase rituelle :
« Annuntio vobis gaudium magnum : Habemus Papam ! »
— « Je vous annonce une grande joie : nous avons un pape ! »
Puis il poursuit avec la formule complète :
« Eminentissimum ac reverendissimum Dominum, Dominum [prénom du cardinal], Sanctae Romanae Ecclesiae Cardinalem [nom], qui sibi nomen imposuit [nom de règne]. »
L’annonce est à peine achevée que des cris s’élèvent. Les cloches se mettent à sonner. La foule applaudit, certains pleurent, d’autres prient, tandis que les plus jeunes filment fébrilement ce moment d’histoire. Le nom du nouveau pape résonne bientôt dans toutes les langues, à la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux.
Après quelques instants, le rideau s’ouvre à nouveau. Le nouveau souverain pontife apparaît. Il marche d’un pas parfois hésitant, parfois assuré, selon sa nature. Il s’avance jusqu’au centre du balcon. Son premier regard vers le peuple de Dieu est souvent ému, comme s’il mesurait soudain la mer humaine rassemblée pour lui. Il salue, simplement, humblement.
Avant de donner sa bénédiction, il prononce ses premiers mots. Certains papes improvisent quelques phrases. D’autres, plus émus, remercient sobrement. Jean-Paul II bouleversa l’assemblée dès 1978 avec sa phrase : « Si je me trompe, vous me corrigerez », brisant la distance par une simplicité désarmante. En 2013, François demanda au peuple de prier pour lui, s’inclinant devant la foule en silence avant de bénir.
Enfin, le nouveau pape lève les mains et accorde la bénédiction « Urbi et Orbi » — à la ville et au monde. Il la confère en tant que successeur de Pierre, dans la plénitude de son autorité spirituelle, et avec elle, accorde l’indulgence plénière à tous ceux qui la reçoivent dans un esprit de foi.
Ce moment clôt un processus aussi ancien que mystérieux. Le monde catholique respire de nouveau, l’Église universelle a retrouvé son pasteur, et les chroniques de l’Histoire s’ouvrent sur un nouveau chapitre.
Une tradition ancrée dans l’éternité
Ce processus, répété à travers les siècles, est l’un des plus anciens rituels encore en vigueur dans le monde. Il marie le mystère de la foi à la rigueur du droit, la tradition à la modernité, la solitude intérieure à la ferveur universelle.
Derrière les murs du Vatican, ce 7 mai, c’est un souffle d’éternité qui traverse la chapelle Sixtine. Et lorsque la fumée blanche s’élèvera, le monde entier saura que le pape est là, prêt à guider l’Église dans un siècle qui a plus que jamais besoin de lumière.
Rejoignez-nous !
Abonnez-vous à notre liste de diffusion et recevez des informations intéressantes et des mises à jour dans votre boîte de réception.